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Deux chevalières
17 février 2006

Moi, Guenièvre

t_clavenger

Image: Dorian Clavenger






Longtemps j'avais cru que je finirais par appartenir à l'un de ces vieux rois ou chefs d'armée qui courtisaient mon père, ou au contraire le provoquaient en guerre…J'avais déjà plus de seize ans, et je voyais bien que le temps pressait, que j'allais devoir me résoudre à quitter les terres familiales, la douceur du foyer où j'avais passé de si belles années à jouer avec les écuyers et les filles d'honneur, à étudier la Philosophie et les Lettres auprès de mon père, ou encore à partir à la chasse avec ses seigneurs…Je me sentais triste et malheureuse à cette idée, car dans mon cœur de jeune fille, je ne voulais me donner qu'à celui dont je serais vraiment amoureuse. Certes, les soupirants ne manquaient pas, mais aucun n'avait réussi à provoquer en moi ce choc violent que j'attendais, ce bouleversement de tous mes sens que je rêvais à défaut de connaître.

Un matin, plus triste qu'à l'accoutumée - mon père m'avait interdit de partir à la chasse avec les chevaliers, car une bataille des plus sanglantes venait d'avoir lieu à quelques kilomètres de là - je décidai de m'enfuir, la mort dans l'âme. Le soir-même, nous attendions en effet la visite d'un ami de mon père, et j'étais certaine que ce vieillard allait convaincre le Roi de m'épouser. Je préparai mon cheval, un grand étalon à la robe sombre comme la nuit, et je mis mon habit de chasse malgré la défense paternelle, car je me voyais mal arpenter les forêts en robe d'apparat. Je n'étais pas plutôt partie, au galop de ma monture, que je commençai à regretter mon acte…Il faisait froid et le soleil brillait faiblement, astre pâli par la blancheur du ciel de décembre. D'aussi loin que je pouvais voir, ce n'étaient que cadavres, hommes blessés ou morts, un immense champ de bataille déserté, d'où montaient l'odeur putride et glacée de la mort. J'avais peur. On n'entendait que le bruit du vent, et parfois un de ces moribonds s'accrochait à l'encolure de mon cheval pour me demander de l'aide. Je pressai ma monture pour dépasser ce champ de mort…J'ignorais tout de cette bataille dont pourtant on avait parlé à la cour, trop occupée que j'étais à sourire à mon page et à ma demoiselle. Qui donc avait pu décimer ainsi toute la contrée ? Quel roi assez puissant, assez téméraire, et pourquoi ?

J'en étais là de mes réflexions, lorsqu'un bruit de pas me fit ralentir mon cheval. Je me retournai…ce fut un geste de trop. Un homme en armure, encore valide semblait-il, m'arracha de mon cheval avec une force incroyable. Ma tête cogna le sol avec violence et je criai de douleur. L'homme n'y prit pas garde et enfourcha mon bel étalon. Impuissante, je le vis s'enfuir au galop dans la plaine…Je me mis à pleurer. Un filet de sang coulait le long de mon visage. J'étais perdue. J'allais finir morte de faim au mieux, ou violée par des soldats au pire. Moi, Guenièvre, la fille du Roi. A cette heure, mon père devait s'être aperçu de ma fuite et devait être dans tous ses états… Mes larmes redoublèrent et je me mis à genoux pour prier, n'ayant plus que cela à faire. Comme je relevais la tête vers le ciel, implorante et la mort dans l'âme…je Le vis. Lui. Il resplendissait comme si le soleil lui-même avait transpercé enfin le ciel d'hiver. Son armure semblait d'or. Son visage surtout, ô son visage…m'apparut comme celui que j'attendais depuis tant d'années, fier et droit, tendre et dur à la fois. Je restais muette, sous le choc de cette vision, contemplant cet homme qui ne pouvait me faire du mal, je le sentais. Il me regardait de ses yeux étranges, entre le bleu et le vert, l'or et le jade, avec une surprise indicible.

- Qui êtes-vous, Madame ? dit-il enfin. Sa voix grave et mâle me fit frissoner malgré moi. Je me relevai le plus dignement possible et répondit d'une voix tremblante d'émotion :

- Je suis Guenièvre, fille du Roi de ce pays.

- Je suis Arthur et je reviens de guerre. Pouvez-vous me mener à la cour de votre père, mon enfant ? J'ai besoin de repos et de soins. Je n'ai que quelques chevaliers fidèles avec moi, ce ne sera pas une lourde charge pour le Roi.

Ainsi j'emmenai Arthur jusqu'au château de mon père, qui voulu bien me pardonner mon escapade, quand il vit l'homme dont tout le royaume parlait comme d'un héros. Il m'ordonna de m'occuper de lui, et jamais je ne reçus d'ordre plus doux. Je lavai les plaies et soignai les blessures du Roi, je l'aidai à s'installer dans un appartement du château…Je ne me lassai pas de le contempler et de l'aimer en silence. J'aurais voulu qu'il me prenne dès la première nuit. Au bout de quelques jours, il m'annonça qu'il devait repartir, car ses Chevaliers l'attendaient à Camelot. A bout de résistance, je me jetai contre lui en pleurant :

- Emmenez-moi, beau Roi, je vous en prie ! Etes-vous aveugle à ce point, que vous n'ayez pas vu combien je vous aime ?…Ma vie n'a plus de sens loin de vous. Je veux être votre épouse devant Dieu et les hommes.

Le Roi Arthur me regarda longuement de ses beaux yeux pers. J'y vis soudain une larme briller. Puis je ne vis plus rien. Il avait pris mes lèvres et le monde s'était arrêté.

Je devins donc la Reine Guenièvre, seule femme présente à la Table ronde. Je devins en même temps la femme la plus heureuse et comblée sur cette terre, car mon Roi savait me prodiguer son amour comme jamais je n'avais osé fantasmer. Les Chevaliers me respectaient et les Demoiselles m'admiraient. Un jour, comme il venait de rentrer d'une de ses sanglantes batailles, il m'annonça que sa sœur, la Fée Morgane, allait nous rendre visite. Je ne la connaissais que par sa réputation, aussi dangereuse que séductrice. Mais je ne craignais aucune femme, aussi décidai-je de lui montrer mon indifférence dès le début, en étant absente lors de son arrivée. J'allai me baigner à la rivière, le cœur léger et le corps encore brûlant du plaisir qu'Arthur m'avait donné à l'aube…



Suite: Camelot


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